CHAPITRE PREMIER
Les mains glissant délicatement sur une épaule déjà tremblante, aux contours amènes, ne pouvaient que frissonner de plaisir. Plus encore, à la caresse des hanches majestueuses, aux formes marquées, superbement taillées, plaisantes, harmonieuses. Elles ne pouvaient que trépider à l'effleurement, au frôlement de la courbure du dos, de l'arc des reins, de la croupe enchanteresse, du galbe des jambes. L'impression de sensualité, de ravissement, de délectation, de douceur, de délicatesse, de distinction était alors pénétrante pour qui accomplissait l'acte.
Agencée d'angles harmonieux, plaisants, glissants, crayonnée de traits fins, bien dessinés, gracieux, la tête bien faite, mais aussi bien pleine, paraissait dominante, supérieure à toutes les autres, altière, orgueilleuse, hautaine, presque arrogante.
Les yeux, couleur de la châtaigne devenaient vifs, brillants, pénétrants, intelligents, coruscants, déterminés chaque fois qu'on les regardait, aussi le caractère ne pouvait-il être que fougueux, ardent, brûlant, enflammé, embrasé, intrépide, audacieux, parfois téméraire.
Quant à la chevelure, bien fournie, superbe dans sa texture, raide et ordonnée semblait néanmoins docile au vent, d'autant qu'elle avait été délicatement et affectueusement peignée.
La robe qu'elle portait était simple, belle, blanche, immaculée, lisse, semblant enduite d'un vernis glacé, pareille à celle d'une vierge offerte par les païens en sacrifice à leurs divinités.
Éminent, distingué, le chanfrein était noble, la ganache délicate, dessinée par un Maître subtil et généreux, le garrot robuste, les naseaux fumants, crachant le feu, la croupe saillante, puissamment musclée, le poitrail tendu, bombé, bien crayonné, les pattes souples, harmonieuses.
Telle était la bête majestueuse et noble qui galopait, à bride abattue, dans cette région aride, dépeuplée, sèche, sans lendemain, soulevant derrière elle, sans s'en soucier aucunement, un nuage de poussière. Le sol qu'elle foulait semblait s'écarter devant elle comme par magie, lui livrant inconditionnellement et respectueusement le passage. On aurait dit à la fois Pégase, le cheval ailé, tellement elle était belle, Bucéphale, l'étalon d'Alexandre le Grand, tellement elle était fière ou la licorne, la bête fabuleuse, tellement elle était gracieuse. Plus encore lorsqu'elle tambourinait de manière cadencée, rythmée et subtile la terre sèche qu'elle effleurait à peine de ses sabots, majestueusement ceints de leurs couronnes, surmontées de paturons délicats, aux boulets renflés, aux canons effilés supportant des jarrets fermes.
C'étaient la grâce, l'élégance, la beauté, la volupté qui, se conjuguant, galopaient toutes ensemble, mêlées sans discernement. Mais c'étaient aussi la force, la puissance, la vélocité qui dévoraient avec frénésie les lieues !
Le cheval était magnifique, mythique presque, la course féérique.
Le destrier avait encore plus d'allure sous son harnais.
Ainsi têtière, frontal, garnis de part et d'autre de deux cordelières rouges, œillères, montants, muserolle, sous-gorge joints par des boutons en argent, à l'instar du mors, étaient faits de cuir souple, enrobé de tissu noir, afin de ne pas blesser le pur-sang. Le collier, en avant, bordé d'un liseré à lamelles jaunes, était formé d'une large bande à fond d'ébène, brodé de parures en fils d'or composant le nom de l'animal. Rejoignant, au poitrail, la fausse martingale, il se continuait par la sous- ventrière et les différentes sangles, s'accrochant au bracelet d'une selle, richement ornée, de belle facture et cousue par le plus grand artisan de la région. Le seul caparaçon que le coursier possédait siégeait sous le quartier. C'était de la bure, rehaussée sur toute sa longueur par une doublure en soie, noire, sur laquelle se détachaient des motifs armoriaux représentant, au milieu d'arabesques, un lion normand écrasant un dromadaire, le tout brodé de fils d'or.
De temps à autre, sans ralentir sa course, le cheval relevait la tête fièrement, soufflait, comme pour faire comprendre, à celui qui le montait, le besoin d'une caresse que son cavalier ne manquait jamais de lui donner.
La bête percevait ainsi, sous le gantelet de son maître, le frôlement affectueux lui dévoilant l'amour et l'affection que lui portait celui qui la montait. Elle redoublait, alors, d'efforts et d'ardeur.
L'animal galopait depuis longtemps mais, avec insolence, ne semblait montrer aucun signe de fatigue. Etait-ce parce qu'il avait senti préalablement la fraîcheur de la mer et entendu le bruit des vagues s'écrasant sur les rochers qu'il avait surplombés avant de s'enfoncer dans une région aride et sèche ? Etait-ce parce qu'il était rassuré en ce territoire ami ?
Toujours est-il qu'il filait à vive allure, l'écume enflammée aux lèvres, le mors aux dents. Son cavalier, sans le blesser, le piquait des étriers, de temps à autre, lui faisant sentir qu'il était pressé d'arriver là où il devait se rendre.
Tous deux avaient galopé depuis longtemps sans s'attarder, après avoir longé, puis contourné, les Apennins par le sud en partant de Lucera, la ville de lumière illuminant la région orientale d'Italie, la Capitanate qu'ils avaient quittée, huit jours auparavant, subitement, sans avertir, s'enfuyant comme des brigands de grand chemin, comme s'ils avaient commis un larcin, un crime monstrueux.
Après avoir traversé, d'un trait, les Pouilles puis le duché de l'Ancienne Apulie, en évitant du mieux qu'ils pouvaient les impitoyables patrouilles, ils s'étaient arrêtés à Tarente, la ville d'où ils avaient embarqué subrepticement pour Crotone, leur temps étant compté. Continuant leur voyage par la terre, longeant la botte italienne dans sa partie baignée par la mer ionienne jusqu'à Reggio di Calabria, puis traversant le détroit de Messine, ils s'étaient rendus jusqu'à Palerme, la superbe capitale, le joyau de l'ile, échappant à une longue poursuite par-ci, livrant un combat sans gloire qu'ils ne voulaient sûrement pas, par-là. Dans la capitale du Royaume de Sicile qu'ils trouvèrent dans un grand émoi parce que soumise aux ineffables turbulences de l'histoire et aux incessantes convoitises des hommes, se mêlant discrètement à une foule désorientée et ne sachant à quel saint se vouer en raison des perturbations politiques, ils s'y étaient reposés quelque peu, fatigués par les escarmouches lesquelles n'avaient cessé de les retarder tout au long de leur parcours. Tentés de reprendre des forces, ils s'étaient permis un repos mérité puis embarqués secrètement mais avec beaucoup de difficultés pour le continent dans lequel ils se trouvaient en l'instant.
La traversée avait été bonne sur une mer parfaitement calme comme elle l'était habituellement à la fin du mois de mai et sous un ciel bleu à l'infini, sans aucun nuage qui puisse déranger son azur.
A l'issue, les deux compagnons avaient débarqué sur une terre ferme qu'ils attendaient impatiemment, traversé une cité en ruines du fait de son antiquité mais qui chantait encore la grandeur d'une civilisation passée éteinte par des barbares puis, bien que toujours pressés par un temps qui s'écoulait inexorablement et irrémédiablement, s'étaient arrêtés une demi-journée, tant pour reprendre des forces que pour visiter des parents, des amis de combat et pour établir le contact qu'ils cherchaient avec les notables locaux.
En ces lieux, ils n'avaient plus à craindre pour leur vie, ni livrer bataille car en pays ami, ils se trouvaient. Le bain pris, les discrètes plaies pansées, les sobres ravitaillements en eau et en provisions faits, ils étaient repartis à bride abattue et avaient galopé, toute la nuit, en s'orientant à l'aide des étoiles, lesquelles devaient leur indiquer la route, cette route qui les mènerait là où ils devaient se rendre quoi qu'il en coûte, quelles que soient les circonstances, quels que soient les événements.
De jour, le cavalier trouvait son interminable chemin grâce à un instrument secret en forme de petite boite qu'il tenait dans le creux de sa main, constitué d'une grosse aiguille aimantée, enfermée sous un verre, instable en fonction des lieux et des situations, qui indiquait le Nord[1].
Pour l'heure, les deux complices chevauchaient dans l'aube glaciale sans être aucunement indisposés par le féerique mais gênant lever du soleil qui commençait à poindre sur leur coté droit et qui restait fascinant par le spectacle magique qu'il ne cessait d'offrir.
Le matin était encore frais et rien ne semblait pouvoir arrêter ni l'homme, ni l'animal. Ni la faim, ni la soif, ni le froid, ni la chaleur. Ni les humains, ni les bêtes, ni les éléments! Seul, Dieu pouvait le faire car les deux amis étaient habitués à toutes les situations qu'elles fussent faciles, ou difficiles, agréables ou dangereuses. Ils étaient aguerris.
Depuis deux années, pas loin de chez eux dans la merveilleuse Capitanate cédée par l'Empereur du Saint Empire germanique, à l'extrémité nord des Pouilles, ils n'avaient cessé de livrer d'innombrables combats dont certains, illustres, les avaient propulsés dans la légende.
A Monte Cassino, dans un relief raviné, crevassé, lugubre, dur, hostile, particulièrement difficile, ils avaient fait face à un ennemi dont ils avaient enfoncé les lignes, tous les deux, avec un courage hors du commun sinon une témérité, emportant l'admiration de tous.
A Foggia, à Troia, à Melfi, à Bénévent, ils en avaient fait de même et enfin à Ponte Calore, lieu en lequel le cavalier reçut une flèche qui, heureusement, ne traversa que tangentiellement son épaule, perçant néanmoins son muscle principal sans toutefois atteindre, les organes vitaux.
C'était un 26 février !
L'homme s'en rappellera jusqu'à la mort.
Non point à cause de la blessure qui lui fut faite, mais parce qu'à cette date, et en cet endroit, il perdit un ami, Manfred, sur lequel il avait, au père, fait le serment solennel de veiller.
Il s'en rappellera encore parce que, du Rio Verde, il recueillit son corps décomposé, affreusement mutilé, égorgé par un traître germain répondant au nom de Hans, lui donna une sépulture décente et chrétienne, là où il chut, portant en épitaphe sur le granit :
Ici tomba, Pour ne plus se relever, La fine fleur Du Saint Empire Germanique. Et sur ces ruines, De temps à autre, fulgurent Des souvenirs éphémères, Qui préviennent et menacent, Comme les vagues de la mer, Surgissent et s'effacent.[2]
L'air devint plus chaud. Le cheval dans son galop effréné poussa soudain un hennissement. Le maître, comprenant que sa bête avait humé quelque chose d'insolite, tira sur le mors. L'animal s'arrêta net, puis se levant sur ses pattes postérieures, agita en l'air les antérieures, comme pour canaliser sa force, soudain contrariée, en hennissant de plus belles.
Afin de le calmer, le cavalier le caressa au garrot, puis sortit d'un étui, accroché au pommeau d'argent de sa selle, un instrument bizarre lequel avait le pouvoir de rapprocher les choses à la visée et que les Arabes avaient appelé « Jamil [3] ».
C'était un objet circulaire, métallique, en cuivre, les deux bouts étaient operculés par du verre. Il les tira en sens opposés. Les éléments coulissèrent les uns sur les autres, l'outil s'allongea alors d'au moins un bras. Il le porta à son œil droit, scruta l'horizon et vit, au loin quelques arbres frémissant au vent et le reflet de l'eau. Il sourit discrètement, caressa son cheval, replia la lentille, la remit dans son enveloppe, piqua des deux[4] et se dirigea vers l'endroit qu'il venait de discerner dans ce paysage hostile, stérile envahi par une chaleur peu supportable.
Quelques instants plus tard, il s'y trouvait.
Le lieu ressemblait à une sorte de petite palmeraie, tapissée d'une verdure de laquelle émergeaient des fleurs de différentes variétés, plus jolies les unes que les autres.
Au beau milieu, s'écoulait une eau fraîche, cristalline, sortant d'une source dont on ne devinait pas l'origine mais qui se jetait dans un petit lac où le liquide était aussi limpide que le plus beau des cristaux et laissait deviner un fond, immaculé, apparemment vierge, semblable à la turquoise.
On avait peine à croire qu'il pouvait exister un paradis dans cet enfer.
Le cheval se cabra, encore une fois, et poussa un long hennissement.
Il avait l'habitude de se comporter de la sorte, de jouer comme un poulain, fou et capricieux lorsqu'il était heureux. L'intrépide et valeureux cavalier se laissa choir au même moment, de manière fort habile, avec la souplesse, l'élégance, la beauté et l'agilité d'un félin dans son milieu naturel.
Une fois au sol, il reprit sa lunette, scruta à l'entour en décrivant un cercle complet et replaça le singulier et étonnant objet dans un étui en cuir dont il laça méticuleusement le bord supérieur après l'avoir fermé par un opercule qui portait le sceau des armoiries de la Maison qu'il servait.
Tout lui parut calme. Tout lui parut baignant dans une particulière, une extraordinaire sérénité.
Pas âme qui vive, pas âme qui vécut dans cet univers qui, pourtant, aurait du attirer tous les voyageurs perdus dans une région difficilement supportable où l'on avait peine à croire que des êtres humains pouvaient la fouler!
Le cavalier retira, alors, les gantelets de sûreté dont les doigts métalliques étaient articulés épousant parfaitement la main et la protégeant, détacha sa cape pourpre qu'il jeta sur la selle, ôta son casque en posant les deux mains sur le timbre en argent, juste au dessous de la pointe, puis en tirant vers le haut afin de dégager l'arête nasale, à l'avant, et le filet à mailles protégeant la nuque, à l'arrière. Il le posa à terre délicatement, se redressa, délia le baudrier ceignant sa taille, accrocha son épée recourbée à la selle, desserra cette dernière, afin de libérer le cheval lequel, avant de s'en aller boire, reçut dans les nasaux une pincée de tabac en poudre qu'il accepta parce que venant de son maitre mais aussi parce qu'elle avait la propriété de lui dégager les sinus par des éternuements répétés et de lui faire reprendre le souffle que les innombrables lieues parcourues avaient entamé quelque peu.
Le guerrier porta ensuite la main à son propre cou, fit coulisser un cran afin de relâcher le gorgerin jusqu'à la mentonnière puis ôta la cuirasse pectorale scintillante comme il retira les cubitières à pointe, les genouillères, la cotte de maille, les bottes noires en cuir souple dont la pointe était légèrement recourbée, puis le pantalon pour ne rester qu'en pagne.
C'était un homme de belle taille, aux muscles saillants, bien faits, se détachant les uns des autres, parfaitement galbés, bien proportionnés. Le corps, harmonieux, portait d'innombrables cicatrices, les unes plus profondes ou plus importantes que les autres, souvenirs indélébiles de batailles sanglantes.
Le teint du cavalier était blanc, toutefois, la peau restait tannée par le soleil.
Son visage, à forme anguleuse, n'en était que plus ferme, sinon rude et viril.
Ses yeux bleus, hérités d'une lointaine ascendance anatolienne, donnait un regard perçant, vif, intense, altier. Sa bouche fine, ses dents blanches, bien agencées, son nez petit et fin, ses cheveux blonds, fournis, descendant jusqu'à la nuque lui conféraient une allure particulière.
Sa moustache noire, émincée, prolongée par un bouc grisonnant, latéralement, autant que l'impériale à laquelle il était lié par une passerelle pileuse, accordait encore plus de sévérité et de relief au visage. L'homme avait, incontestablement, de la prestance. C'était ce qui se dégageait de lui au prime abord. Cette allure distinguée, naturellement noble, émanait comme une sorte de lumière, d'aura, de nimbe qui enveloppe les personnages authentiques, sincères dont la foi est grande.
Sur le pendentif en argent qu'il portait autour du cou, sous la cotte de mailles et qui ne le quittait jamais, était inscrit son nom, afin qu'il fut reconnu en cas de mort sur le champ de bataille. On pouvait y lire en lettres arabes : «Abdulrani Chalabi » dit «Al Nassir » signifiant « le Victorieux ».
Pareil titre, lui avait été conféré après l'une des batailles, remportée par le Prince germano-sicilien Manfred de Hohenstaufen, sur le sanguinaire Charles d'Anjou, frère du Roi de France Louis, le neuvième du nom, dit Saint.
Al Nassir, connu comme le loup blanc sur les champs de bataille, s'y distingua par son courage extrême, son habileté au combat, sa dextérité au sabre et son armure en argent contrastant avec les vêtements sombres qu'il portait. On l'appelait « le Cavalier noir à l'armure d'argent » ! Les Chrétiens le nommaient : « Le vif Sarrazin » parce qu'il scintillait, il brillait comme un miroir au soleil, ce qui lui permettait d'avoir l'avantage sur ses ennemis aveuglés lorsqu'il les chargeait. La ruse, il l'avait tirée de la Bible rapportant l'astuce employée par le roi Salomon contre des ennemis pourtant supérieurs en nombre et quasiment vainqueurs.
Al Nassir piqua de la tête dans le lac dont l'eau, pourtant exposée aux rayons du soleil, était néanmoins fraîche par on ne sait quel mystère. Il nagea longtemps, se délassa avec grâce et volupté dans une onde qui semblait, à l'instar d'une amoureuse, épouser ses moindres contours. Puis, récupérant dans une gibecière un savon d'Alep, se lava à grande eau achevant son bain par une toilette purificatrice rituelle. Il sortit enfin de l'eau, se sécha puis appliqua sur sa peau un mélange d'huiles végétales assorti d'essences aromatiques qu'il avait fabriqué lui-même afin de protéger son enveloppe des rayons du soleil. Il s'habilla, tira un autre instrument, une sorte de cadran, le dirigea vers le soleil, mesura la longueur de l'ombre et conclut que l'heure de la prière du « Dohr [5] » était arrivée. Il se tourna alors vers l'Est, étendit son tapis, à l'ombre d'un palmier, fit sa génuflexion et pria le Souverain des Mondes visible et invisible. Lorsqu'il acheva sa dévotion, il tira quelques provisions qu'il avala avant de se reposer sous un palmier, laissant son cheval pâturer.
Après s'être assoupi quelques instants, il se releva, siffla son fidèle compagnon qui folâtrait dans la palmeraie, le sella et continua son chemin.
Frais et dispos, le pur sang arabe fendit l'air. On avait l'impression qu'il volait c'est pourquoi son maître l'avait appelé « Altaïr »[6] et avait inscrit le nom sur son frontail et son collier en magnifiques lettres arabes calligraphiées.
Altaïr et Al Nassir venaient de traverser dans sa partie africaine, et dans toute sa longueur, l'empire en faillite des Almohades.
Partant des Pouilles, ils avaient parcouru la moitié de la botte latine que l'on appelle Italie, la Sicile, avaient débarqué à Carthage, cinglé en direction du sud-ouest, sur Biskra, s'étaient enfoncés plus profondément dans le désert, avaient contourné l'Atlas et remontaient maintenant vers le Nord, le cap sur Tanger dont il n'était plus qu'à quelques lieues.
Tout au long du chemin, « le Cavalier noir à l'armure d'argent » avait été reçu par les gouverneurs des régions auxquels il transmettait un message.
Après quelques heures d'une course folle, Tanger apparut, par miracle. Comme une image surgissant d'un autre monde, elle sembla sortir brutalement d'un néant abyssal et effrayant.
Les maisons blanches se hérissèrent soudain à l'horizon.
Les lèvres d'Al Nassir se décollèrent. Il esquissa, enfin, mais discrètement une sorte de sourire ressemblant plus à un rictus, trop heureux de toucher quasiment au but.
Décidant, alors, de faire une halte pas loin de la ville, dans une oasis, il s'arrêta, puis après avoir délicatement nettoyé son cheval, prit un bain, car l'extrême propreté allant jusqu'à la manie était l'une de ses nombreuses caractéristiques. Il mangea, ensuite, les dernières provisions qui lui restaient et se reposa à l'ombre des palmiers.
Fatigué, il tenta de s'assoupir, se tournant et se retournant sur sa couche mais le sommeil ne vint pas malgré ses efforts !
Il se remémora alors la dernière scène qu'il avait vécue à Lucera, sa ville natale.
[1] L'auteure évoque la « boussole » que les Arabes, qui l'avaient inventée, appelaient : « Abou souel » « la source des questions » parce que, pensaient-ils, à l'origine devait exister un phénomène étrange qui donnerait la solution de l'attirance qu'avait l'aiguille pour le Nord et qu'ils dénommaient : « Al maghnatiss » que les latins appelleront plus tard le « magnétisme » s'appropriant ainsi l'invention et transformant le mot en « bussola » puis... « boussole »)
[2] L'épitaphe existe encore aujourd'hui.
[3] Le terme, arabe, signifie « beau » parce que l'instrument embellissait les choses lointaines. Il donna « jumelles
[4] L'expression signifie piquer son cheval avec les éperons ou les étriers.
[5] L'une des cinq prières quotidiennes pratiquées par les Musulmans. Elle correspond au début de l'après-midi.
[6] Mot arabe signifiant littéralement « celui qui vole » ou, par extension, l'oiseau.
Les mains glissant délicatement sur une épaule déjà tremblante, aux contours amènes, ne pouvaient que frissonner de plaisir. Plus encore, à la caresse des hanches majestueuses, aux formes marquées, superbement taillées, plaisantes, harmonieuses. Elles ne pouvaient que trépider à l'effleurement, au frôlement de la courbure du dos, de l'arc des reins, de la croupe enchanteresse, du galbe des jambes. L'impression de sensualité, de ravissement, de délectation, de douceur, de délicatesse, de distinction était alors pénétrante pour qui accomplissait l'acte.
Agencée d'angles harmonieux, plaisants, glissants, crayonnée de traits fins, bien dessinés, gracieux, la tête bien faite, mais aussi bien pleine, paraissait dominante, supérieure à toutes les autres, altière, orgueilleuse, hautaine, presque arrogante.
Les yeux, couleur de la châtaigne devenaient vifs, brillants, pénétrants, intelligents, coruscants, déterminés chaque fois qu'on les regardait, aussi le caractère ne pouvait-il être que fougueux, ardent, brûlant, enflammé, embrasé, intrépide, audacieux, parfois téméraire.
Quant à la chevelure, bien fournie, superbe dans sa texture, raide et ordonnée semblait néanmoins docile au vent, d'autant qu'elle avait été délicatement et affectueusement peignée.
La robe qu'elle portait était simple, belle, blanche, immaculée, lisse, semblant enduite d'un vernis glacé, pareille à celle d'une vierge offerte par les païens en sacrifice à leurs divinités.
Éminent, distingué, le chanfrein était noble, la ganache délicate, dessinée par un Maître subtil et généreux, le garrot robuste, les naseaux fumants, crachant le feu, la croupe saillante, puissamment musclée, le poitrail tendu, bombé, bien crayonné, les pattes souples, harmonieuses.
Telle était la bête majestueuse et noble qui galopait, à bride abattue, dans cette région aride, dépeuplée, sèche, sans lendemain, soulevant derrière elle, sans s'en soucier aucunement, un nuage de poussière. Le sol qu'elle foulait semblait s'écarter devant elle comme par magie, lui livrant inconditionnellement et respectueusement le passage. On aurait dit à la fois Pégase, le cheval ailé, tellement elle était belle, Bucéphale, l'étalon d'Alexandre le Grand, tellement elle était fière ou la licorne, la bête fabuleuse, tellement elle était gracieuse. Plus encore lorsqu'elle tambourinait de manière cadencée, rythmée et subtile la terre sèche qu'elle effleurait à peine de ses sabots, majestueusement ceints de leurs couronnes, surmontées de paturons délicats, aux boulets renflés, aux canons effilés supportant des jarrets fermes.
C'étaient la grâce, l'élégance, la beauté, la volupté qui, se conjuguant, galopaient toutes ensemble, mêlées sans discernement. Mais c'étaient aussi la force, la puissance, la vélocité qui dévoraient avec frénésie les lieues !
Le cheval était magnifique, mythique presque, la course féérique.
Le destrier avait encore plus d'allure sous son harnais.
Ainsi têtière, frontal, garnis de part et d'autre de deux cordelières rouges, œillères, montants, muserolle, sous-gorge joints par des boutons en argent, à l'instar du mors, étaient faits de cuir souple, enrobé de tissu noir, afin de ne pas blesser le pur-sang. Le collier, en avant, bordé d'un liseré à lamelles jaunes, était formé d'une large bande à fond d'ébène, brodé de parures en fils d'or composant le nom de l'animal. Rejoignant, au poitrail, la fausse martingale, il se continuait par la sous- ventrière et les différentes sangles, s'accrochant au bracelet d'une selle, richement ornée, de belle facture et cousue par le plus grand artisan de la région. Le seul caparaçon que le coursier possédait siégeait sous le quartier. C'était de la bure, rehaussée sur toute sa longueur par une doublure en soie, noire, sur laquelle se détachaient des motifs armoriaux représentant, au milieu d'arabesques, un lion normand écrasant un dromadaire, le tout brodé de fils d'or.
De temps à autre, sans ralentir sa course, le cheval relevait la tête fièrement, soufflait, comme pour faire comprendre, à celui qui le montait, le besoin d'une caresse que son cavalier ne manquait jamais de lui donner.
La bête percevait ainsi, sous le gantelet de son maître, le frôlement affectueux lui dévoilant l'amour et l'affection que lui portait celui qui la montait. Elle redoublait, alors, d'efforts et d'ardeur.
L'animal galopait depuis longtemps mais, avec insolence, ne semblait montrer aucun signe de fatigue. Etait-ce parce qu'il avait senti préalablement la fraîcheur de la mer et entendu le bruit des vagues s'écrasant sur les rochers qu'il avait surplombés avant de s'enfoncer dans une région aride et sèche ? Etait-ce parce qu'il était rassuré en ce territoire ami ?
Toujours est-il qu'il filait à vive allure, l'écume enflammée aux lèvres, le mors aux dents. Son cavalier, sans le blesser, le piquait des étriers, de temps à autre, lui faisant sentir qu'il était pressé d'arriver là où il devait se rendre.
Tous deux avaient galopé depuis longtemps sans s'attarder, après avoir longé, puis contourné, les Apennins par le sud en partant de Lucera, la ville de lumière illuminant la région orientale d'Italie, la Capitanate qu'ils avaient quittée, huit jours auparavant, subitement, sans avertir, s'enfuyant comme des brigands de grand chemin, comme s'ils avaient commis un larcin, un crime monstrueux.
Après avoir traversé, d'un trait, les Pouilles puis le duché de l'Ancienne Apulie, en évitant du mieux qu'ils pouvaient les impitoyables patrouilles, ils s'étaient arrêtés à Tarente, la ville d'où ils avaient embarqué subrepticement pour Crotone, leur temps étant compté. Continuant leur voyage par la terre, longeant la botte italienne dans sa partie baignée par la mer ionienne jusqu'à Reggio di Calabria, puis traversant le détroit de Messine, ils s'étaient rendus jusqu'à Palerme, la superbe capitale, le joyau de l'ile, échappant à une longue poursuite par-ci, livrant un combat sans gloire qu'ils ne voulaient sûrement pas, par-là. Dans la capitale du Royaume de Sicile qu'ils trouvèrent dans un grand émoi parce que soumise aux ineffables turbulences de l'histoire et aux incessantes convoitises des hommes, se mêlant discrètement à une foule désorientée et ne sachant à quel saint se vouer en raison des perturbations politiques, ils s'y étaient reposés quelque peu, fatigués par les escarmouches lesquelles n'avaient cessé de les retarder tout au long de leur parcours. Tentés de reprendre des forces, ils s'étaient permis un repos mérité puis embarqués secrètement mais avec beaucoup de difficultés pour le continent dans lequel ils se trouvaient en l'instant.
La traversée avait été bonne sur une mer parfaitement calme comme elle l'était habituellement à la fin du mois de mai et sous un ciel bleu à l'infini, sans aucun nuage qui puisse déranger son azur.
A l'issue, les deux compagnons avaient débarqué sur une terre ferme qu'ils attendaient impatiemment, traversé une cité en ruines du fait de son antiquité mais qui chantait encore la grandeur d'une civilisation passée éteinte par des barbares puis, bien que toujours pressés par un temps qui s'écoulait inexorablement et irrémédiablement, s'étaient arrêtés une demi-journée, tant pour reprendre des forces que pour visiter des parents, des amis de combat et pour établir le contact qu'ils cherchaient avec les notables locaux.
En ces lieux, ils n'avaient plus à craindre pour leur vie, ni livrer bataille car en pays ami, ils se trouvaient. Le bain pris, les discrètes plaies pansées, les sobres ravitaillements en eau et en provisions faits, ils étaient repartis à bride abattue et avaient galopé, toute la nuit, en s'orientant à l'aide des étoiles, lesquelles devaient leur indiquer la route, cette route qui les mènerait là où ils devaient se rendre quoi qu'il en coûte, quelles que soient les circonstances, quels que soient les événements.
De jour, le cavalier trouvait son interminable chemin grâce à un instrument secret en forme de petite boite qu'il tenait dans le creux de sa main, constitué d'une grosse aiguille aimantée, enfermée sous un verre, instable en fonction des lieux et des situations, qui indiquait le Nord[1].
Pour l'heure, les deux complices chevauchaient dans l'aube glaciale sans être aucunement indisposés par le féerique mais gênant lever du soleil qui commençait à poindre sur leur coté droit et qui restait fascinant par le spectacle magique qu'il ne cessait d'offrir.
Le matin était encore frais et rien ne semblait pouvoir arrêter ni l'homme, ni l'animal. Ni la faim, ni la soif, ni le froid, ni la chaleur. Ni les humains, ni les bêtes, ni les éléments! Seul, Dieu pouvait le faire car les deux amis étaient habitués à toutes les situations qu'elles fussent faciles, ou difficiles, agréables ou dangereuses. Ils étaient aguerris.
Depuis deux années, pas loin de chez eux dans la merveilleuse Capitanate cédée par l'Empereur du Saint Empire germanique, à l'extrémité nord des Pouilles, ils n'avaient cessé de livrer d'innombrables combats dont certains, illustres, les avaient propulsés dans la légende.
A Monte Cassino, dans un relief raviné, crevassé, lugubre, dur, hostile, particulièrement difficile, ils avaient fait face à un ennemi dont ils avaient enfoncé les lignes, tous les deux, avec un courage hors du commun sinon une témérité, emportant l'admiration de tous.
A Foggia, à Troia, à Melfi, à Bénévent, ils en avaient fait de même et enfin à Ponte Calore, lieu en lequel le cavalier reçut une flèche qui, heureusement, ne traversa que tangentiellement son épaule, perçant néanmoins son muscle principal sans toutefois atteindre, les organes vitaux.
C'était un 26 février !
L'homme s'en rappellera jusqu'à la mort.
Non point à cause de la blessure qui lui fut faite, mais parce qu'à cette date, et en cet endroit, il perdit un ami, Manfred, sur lequel il avait, au père, fait le serment solennel de veiller.
Il s'en rappellera encore parce que, du Rio Verde, il recueillit son corps décomposé, affreusement mutilé, égorgé par un traître germain répondant au nom de Hans, lui donna une sépulture décente et chrétienne, là où il chut, portant en épitaphe sur le granit :
Ici tomba, Pour ne plus se relever, La fine fleur Du Saint Empire Germanique. Et sur ces ruines, De temps à autre, fulgurent Des souvenirs éphémères, Qui préviennent et menacent, Comme les vagues de la mer, Surgissent et s'effacent.[2]
L'air devint plus chaud. Le cheval dans son galop effréné poussa soudain un hennissement. Le maître, comprenant que sa bête avait humé quelque chose d'insolite, tira sur le mors. L'animal s'arrêta net, puis se levant sur ses pattes postérieures, agita en l'air les antérieures, comme pour canaliser sa force, soudain contrariée, en hennissant de plus belles.
Afin de le calmer, le cavalier le caressa au garrot, puis sortit d'un étui, accroché au pommeau d'argent de sa selle, un instrument bizarre lequel avait le pouvoir de rapprocher les choses à la visée et que les Arabes avaient appelé « Jamil [3] ».
C'était un objet circulaire, métallique, en cuivre, les deux bouts étaient operculés par du verre. Il les tira en sens opposés. Les éléments coulissèrent les uns sur les autres, l'outil s'allongea alors d'au moins un bras. Il le porta à son œil droit, scruta l'horizon et vit, au loin quelques arbres frémissant au vent et le reflet de l'eau. Il sourit discrètement, caressa son cheval, replia la lentille, la remit dans son enveloppe, piqua des deux[4] et se dirigea vers l'endroit qu'il venait de discerner dans ce paysage hostile, stérile envahi par une chaleur peu supportable.
Quelques instants plus tard, il s'y trouvait.
Le lieu ressemblait à une sorte de petite palmeraie, tapissée d'une verdure de laquelle émergeaient des fleurs de différentes variétés, plus jolies les unes que les autres.
Au beau milieu, s'écoulait une eau fraîche, cristalline, sortant d'une source dont on ne devinait pas l'origine mais qui se jetait dans un petit lac où le liquide était aussi limpide que le plus beau des cristaux et laissait deviner un fond, immaculé, apparemment vierge, semblable à la turquoise.
On avait peine à croire qu'il pouvait exister un paradis dans cet enfer.
Le cheval se cabra, encore une fois, et poussa un long hennissement.
Il avait l'habitude de se comporter de la sorte, de jouer comme un poulain, fou et capricieux lorsqu'il était heureux. L'intrépide et valeureux cavalier se laissa choir au même moment, de manière fort habile, avec la souplesse, l'élégance, la beauté et l'agilité d'un félin dans son milieu naturel.
Une fois au sol, il reprit sa lunette, scruta à l'entour en décrivant un cercle complet et replaça le singulier et étonnant objet dans un étui en cuir dont il laça méticuleusement le bord supérieur après l'avoir fermé par un opercule qui portait le sceau des armoiries de la Maison qu'il servait.
Tout lui parut calme. Tout lui parut baignant dans une particulière, une extraordinaire sérénité.
Pas âme qui vive, pas âme qui vécut dans cet univers qui, pourtant, aurait du attirer tous les voyageurs perdus dans une région difficilement supportable où l'on avait peine à croire que des êtres humains pouvaient la fouler!
Le cavalier retira, alors, les gantelets de sûreté dont les doigts métalliques étaient articulés épousant parfaitement la main et la protégeant, détacha sa cape pourpre qu'il jeta sur la selle, ôta son casque en posant les deux mains sur le timbre en argent, juste au dessous de la pointe, puis en tirant vers le haut afin de dégager l'arête nasale, à l'avant, et le filet à mailles protégeant la nuque, à l'arrière. Il le posa à terre délicatement, se redressa, délia le baudrier ceignant sa taille, accrocha son épée recourbée à la selle, desserra cette dernière, afin de libérer le cheval lequel, avant de s'en aller boire, reçut dans les nasaux une pincée de tabac en poudre qu'il accepta parce que venant de son maitre mais aussi parce qu'elle avait la propriété de lui dégager les sinus par des éternuements répétés et de lui faire reprendre le souffle que les innombrables lieues parcourues avaient entamé quelque peu.
Le guerrier porta ensuite la main à son propre cou, fit coulisser un cran afin de relâcher le gorgerin jusqu'à la mentonnière puis ôta la cuirasse pectorale scintillante comme il retira les cubitières à pointe, les genouillères, la cotte de maille, les bottes noires en cuir souple dont la pointe était légèrement recourbée, puis le pantalon pour ne rester qu'en pagne.
C'était un homme de belle taille, aux muscles saillants, bien faits, se détachant les uns des autres, parfaitement galbés, bien proportionnés. Le corps, harmonieux, portait d'innombrables cicatrices, les unes plus profondes ou plus importantes que les autres, souvenirs indélébiles de batailles sanglantes.
Le teint du cavalier était blanc, toutefois, la peau restait tannée par le soleil.
Son visage, à forme anguleuse, n'en était que plus ferme, sinon rude et viril.
Ses yeux bleus, hérités d'une lointaine ascendance anatolienne, donnait un regard perçant, vif, intense, altier. Sa bouche fine, ses dents blanches, bien agencées, son nez petit et fin, ses cheveux blonds, fournis, descendant jusqu'à la nuque lui conféraient une allure particulière.
Sa moustache noire, émincée, prolongée par un bouc grisonnant, latéralement, autant que l'impériale à laquelle il était lié par une passerelle pileuse, accordait encore plus de sévérité et de relief au visage. L'homme avait, incontestablement, de la prestance. C'était ce qui se dégageait de lui au prime abord. Cette allure distinguée, naturellement noble, émanait comme une sorte de lumière, d'aura, de nimbe qui enveloppe les personnages authentiques, sincères dont la foi est grande.
Sur le pendentif en argent qu'il portait autour du cou, sous la cotte de mailles et qui ne le quittait jamais, était inscrit son nom, afin qu'il fut reconnu en cas de mort sur le champ de bataille. On pouvait y lire en lettres arabes : «Abdulrani Chalabi » dit «Al Nassir » signifiant « le Victorieux ».
Pareil titre, lui avait été conféré après l'une des batailles, remportée par le Prince germano-sicilien Manfred de Hohenstaufen, sur le sanguinaire Charles d'Anjou, frère du Roi de France Louis, le neuvième du nom, dit Saint.
Al Nassir, connu comme le loup blanc sur les champs de bataille, s'y distingua par son courage extrême, son habileté au combat, sa dextérité au sabre et son armure en argent contrastant avec les vêtements sombres qu'il portait. On l'appelait « le Cavalier noir à l'armure d'argent » ! Les Chrétiens le nommaient : « Le vif Sarrazin » parce qu'il scintillait, il brillait comme un miroir au soleil, ce qui lui permettait d'avoir l'avantage sur ses ennemis aveuglés lorsqu'il les chargeait. La ruse, il l'avait tirée de la Bible rapportant l'astuce employée par le roi Salomon contre des ennemis pourtant supérieurs en nombre et quasiment vainqueurs.
Al Nassir piqua de la tête dans le lac dont l'eau, pourtant exposée aux rayons du soleil, était néanmoins fraîche par on ne sait quel mystère. Il nagea longtemps, se délassa avec grâce et volupté dans une onde qui semblait, à l'instar d'une amoureuse, épouser ses moindres contours. Puis, récupérant dans une gibecière un savon d'Alep, se lava à grande eau achevant son bain par une toilette purificatrice rituelle. Il sortit enfin de l'eau, se sécha puis appliqua sur sa peau un mélange d'huiles végétales assorti d'essences aromatiques qu'il avait fabriqué lui-même afin de protéger son enveloppe des rayons du soleil. Il s'habilla, tira un autre instrument, une sorte de cadran, le dirigea vers le soleil, mesura la longueur de l'ombre et conclut que l'heure de la prière du « Dohr [5] » était arrivée. Il se tourna alors vers l'Est, étendit son tapis, à l'ombre d'un palmier, fit sa génuflexion et pria le Souverain des Mondes visible et invisible. Lorsqu'il acheva sa dévotion, il tira quelques provisions qu'il avala avant de se reposer sous un palmier, laissant son cheval pâturer.
Après s'être assoupi quelques instants, il se releva, siffla son fidèle compagnon qui folâtrait dans la palmeraie, le sella et continua son chemin.
Frais et dispos, le pur sang arabe fendit l'air. On avait l'impression qu'il volait c'est pourquoi son maître l'avait appelé « Altaïr »[6] et avait inscrit le nom sur son frontail et son collier en magnifiques lettres arabes calligraphiées.
Altaïr et Al Nassir venaient de traverser dans sa partie africaine, et dans toute sa longueur, l'empire en faillite des Almohades.
Partant des Pouilles, ils avaient parcouru la moitié de la botte latine que l'on appelle Italie, la Sicile, avaient débarqué à Carthage, cinglé en direction du sud-ouest, sur Biskra, s'étaient enfoncés plus profondément dans le désert, avaient contourné l'Atlas et remontaient maintenant vers le Nord, le cap sur Tanger dont il n'était plus qu'à quelques lieues.
Tout au long du chemin, « le Cavalier noir à l'armure d'argent » avait été reçu par les gouverneurs des régions auxquels il transmettait un message.
Après quelques heures d'une course folle, Tanger apparut, par miracle. Comme une image surgissant d'un autre monde, elle sembla sortir brutalement d'un néant abyssal et effrayant.
Les maisons blanches se hérissèrent soudain à l'horizon.
Les lèvres d'Al Nassir se décollèrent. Il esquissa, enfin, mais discrètement une sorte de sourire ressemblant plus à un rictus, trop heureux de toucher quasiment au but.
Décidant, alors, de faire une halte pas loin de la ville, dans une oasis, il s'arrêta, puis après avoir délicatement nettoyé son cheval, prit un bain, car l'extrême propreté allant jusqu'à la manie était l'une de ses nombreuses caractéristiques. Il mangea, ensuite, les dernières provisions qui lui restaient et se reposa à l'ombre des palmiers.
Fatigué, il tenta de s'assoupir, se tournant et se retournant sur sa couche mais le sommeil ne vint pas malgré ses efforts !
Il se remémora alors la dernière scène qu'il avait vécue à Lucera, sa ville natale.
[1] L'auteure évoque la « boussole » que les Arabes, qui l'avaient inventée, appelaient : « Abou souel » « la source des questions » parce que, pensaient-ils, à l'origine devait exister un phénomène étrange qui donnerait la solution de l'attirance qu'avait l'aiguille pour le Nord et qu'ils dénommaient : « Al maghnatiss » que les latins appelleront plus tard le « magnétisme » s'appropriant ainsi l'invention et transformant le mot en « bussola » puis... « boussole »)
[2] L'épitaphe existe encore aujourd'hui.
[3] Le terme, arabe, signifie « beau » parce que l'instrument embellissait les choses lointaines. Il donna « jumelles
[4] L'expression signifie piquer son cheval avec les éperons ou les étriers.
[5] L'une des cinq prières quotidiennes pratiquées par les Musulmans. Elle correspond au début de l'après-midi.
[6] Mot arabe signifiant littéralement « celui qui vole » ou, par extension, l'oiseau.